Le corps dans la main

Shame

 

Lorsque j’ai poussé la porte, chez moi ça sentait bon le safran. Une odeur chaude, sucrée, une odeur colorée à elle seule.

 

Mes cuisses nues entourent le clavier d’une aura de chair psychadélique. Je sors d’une séance de cinéma. Un sujet savamment choisi : la honte d’un sex addict. L’addiction en elle seule est un processus  universel. L’opinion publique peut crier, s’apitoyer, analyser à coup de concepts, opiner du chef ou récolter des pièces jaunes, mais nous, tous autant que nous sommes dans nos différences, dans nos obsessions égocentriques, nous qui ne partageons rien, nous comprenons. Parfois trop bien. Le destin de ce new-yorkais n’est qu’un puzzle de moi, de lui et d’elle.

 


Premier point qui balance l'universel à la face : l’appartement incestueux, le repaire trop bien rangé de son jardin secret. L’odeur de safran . Les messages sans réponses sur son répondeur. Le mien délaissé dans un vide poche. Le repaire de Jekyll.  Jekyll malheureux, Jekyll dépravé, Jekyll sale, Jekyll le honteux.

Et puis les chiottes. C’est fou ce qui se passe dans les chiottes publiques, dans les chiottes d’une entreprise, dans les chiottes en général. Là aussi l’intimité sous clé rassure, en fait un lieu ou Jekyll se découvre, bien à l’abri des regards entre le rouleau de PQ et la lunette. On s’y branle, on y gerbe, on y vit.

La métamorphose physique : les traits déchirés que l’on cache, le costume qu’on enlève, les veines des tempes gonflées par la douleur, le visage sillonné, les écorchures laissées par les larmes ou les poings, par les nuits de sommeil avortées, par l’excavation.

Et ce plaisir sans cesse et sans cesse répété, à en mourir, ce plaisir qui ne vient plus, alors qu’on s’y noie.  Pourquoi une fille ne suffit plus, pourquoi un repas ne suffit plus, pourquoi un verre ne suffit plus ? pourquoi au bout d’une vingtaine ne suffit plus? L’addiction est le reflet de l’incompréhension. Alors on se bat, désespérément, on crie, on s’acharne. Et l’épuisement finit la scène, remplaçant le plaisir qui n’est pas venu. Qui ne viendra plus. C’est trop tard. Le plaisir ne s’apprend pas,  mais se désapprend.



 

 

Il semble si facile d’enclencher les engrenages. De goûter et d’en reprendre. De jouir. D’en redemander encore, comme un oisillon si laid qui paille goulument en direction de sa mère.  Mais là, nous ne savons pas à qui nous adresser : rien n’est plus donné, rien n’est plus assuré, l’équation « désir satisfait = plaisir » est la plus aléatoire de tous les temps. Alors on multiplie ses chances en multipliant ses tentatives. Et à défaut d’être comblé on trouve le réconfort d’une routine secrète : la parure sociale qu’on enlève, le jean qu’on enfile, les courses, les rues nocturnes, les rondes entre le lit, la douche et le répondeur. Mais même ça c’est trop facile. On s’en lasse. Alors on s’enfonce, on troue le jean encore trop sage,on l'entaille au cutter. 

 

 

Ma vie est sale. J’erre sans horaires. Je mange sans compter. Je dors sans compter, ce qui se solde par de l’à peine et du beaucoup trop. Ma vie est sale parce que je la délaisse. Hyde a laissé son corps à Jekyll, qui dans sa rébellion totalitaire en fait un satyre de crasse effrayant et laid. La crasse est métaphorique, et pourtant je la sens. Elle est là, elle colle à moi comme une odeur familière dont je ne cherche pas à me débarrasser, comme de ces foulards imprégnés que l’on renifle encore et encore. Mais si l’appartement était rangé comme on le décide et non comme le désordre petit à petit le forge toujours plus en friche..  

La simplicité, la propreté, la satisfaction d’une existence réglée, d’une cohérence avec soi, d’une congruence logique, un  rêve d’hôpital blanc et désinfecté, un rêve anesthésié. La prolifération purulente des bactéries de douleur qui font basculer dans la gangrène et la décomposition stoppée par le bistouri de la raison. De la volonté. De la prise en main.

On sait bien que l’hopital n’est pas la vie, que c’est l’hospice, que l’on vous y prolonge une existence un peu fade. Mais dehors c’est la jungle. Mais il est dur de s’habituer à la civilisation artificielle. Le faire consciemment l’est sans doute encore plus. Et puis pour l’instant jouer la femme sauvage, ça me convient ; ça doit être l’âge…

 

 

 



17/01/2012
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