Le corps dans la main

Le Robert des Noms propres, Amélie Nothomb (1)

 

 

Plectrude avait toujours été la plus mince dans tous les groupements humains dans lesquels elle s'était aventurée. Ici, elle faisait partie des "normales". Celles qu'ont qualifiait de minces eussent été appellées squelettiques en dehors du pensionnat. Quand à celles qui dans le monde extérieur eussent été trouvées de proportions ordinaires, elles étaient en ces murs traitées de "grosses vaches". 

Le premier jour fut digne d'une boucherie. Une espèce de maigre et vieille charcutière vint passer en revue les élèves comme si elles avaient été des morceaux de viande.Elle les sépara en 3 catégories à qui elle tint ce discours : 

_ Les minces c'est bien, continuez comme ça. Les normales ça va, mais je vous ai à l'oeil. Les  grosses vaches, soit vous maigrissez soit vous partez, il n'y a pas de place ici pour les truies. 

Ces aimables hurlements furent salués par l'hilarité des "minces" : on eût dit des  cadavres qui rigolaient."Elles sont monstrueuses", pensa Plectrude. 

Une "grosse vache" qui était une jolie fillette d'un gabarit parfaitement normal, éclata en sanglots. La vieille vint l'engueuler en ces termes: 

_ Pas de sensiblerie ici. Si tu veux continuer à t'empiffrer de sucres d'Orges dans les jupes de ta maman, personne ne te retiens! 

Ensuite on mesura et pesa les jeunes morceaux de viande. Plectrude, qui aurait 13 ans un mois plus tard, mesurait un mètre cinquante-cinq et pesait quarante kilos, ce qui était peu, compte tenu du fait qu'elle était tout en muscles, comme toute danseuse qui se respecte. On ne lui en signifia pas moins que "c'était un maximum à ne pas dépasser".

[...]

 

C'était peu dire qu'en ces murs régnait une discipline de fer. L'entraînement commençait tôt le matin et se terminait tard le soir, avec d'insignifiantes interruptions pour un repas qui ne méitait pas ce nom et pour une plage d'étude pendant laquelle les élèves savouraient si profondément le repos qu'elles en oubliaient l'effort intellectuel requis. [..] Dès le lever, Plectrude attendait le coucher. L'instant ou l'on confiait au lit sa carcasse douloureuse de fatiguepour l'abandonner oendant la nuit était si voluptueux qu'on ne parvenait pas à penser à autre chose. C'était la seule détente des fillettes; les repas, à l'opposé, étaient des moments d'angoisse. Les professeurs avaient tant diabolisé la nourriture qu'elle en paraissait alléchante, si médiocre fut-elle. Les enfants l'appréhendaient avec terreur, dégoûtées du désir qu'elle suscitait. 

[...]

 

En trois mois elle perdit 5 kilos. Elle s'en réjouit ; d'autant qu'elle avait remarqué un phénomène extraordinaire : en passant en dessous de la barre symbolique des quarantes kilos, elle n'avait pas seulement perdu du poids, elle avait aussi perdu du sentiment. Chaque kilo en moins emportait dans sa fonte une part de son amour. Elle se réjouissait de s'être débarrassée de ce double fardeau : les 5 kilos et cette encombrante passion. Plectrude se promis de retenir cette grande loi : l'amour, le regret, le désir, l'engouement, toutes ces sottises étaient des maladie sécrétées par les corps de plus de quarante kilos. 



21/06/2011
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